La bonne surprise de ce passionnant coffret est la découverte de deux films peu connus de la période mexicaine de Buñuel qui permettent de mesurer sa faculté d’adaptation, sans que cela l’amène à renier sa morale personnelle formée à l’école du surréalisme.
En 1946, après avoir supervisé à Hollywood les versions espagnoles de films américains, Buñuel, sans travail, accepte l’invitation du producteur Oscar Dancigers à venir au Mexique. Il y réalisera vingt films, soit les deux tiers de sa filmographie. Le premier, Gran Casino, s’inscrit dans la tradition du mélo musical que Buñuel respecte en surface tout en refusant le sentimentalisme inhérent au genre. Lors de la grande scène de séduction – située dans une exploitation pétrolière - entre le chanteur Negrete et Libertad Lamarque, Buñuel remplace l’inévitable baiser par un plan du héros agitant sa badine dans une flaque de goudron. Quant aux autres «scènes d’amour», elles sont systématiquement liées à des tentatives de meurtre !
DVDphiles : Coffret Luis Buñuel
Quatorze ans plus tard, Buñuel tourne, toujours au Mexique mais cette fois avec des capitaux américains, The Young One, censé se passer en Caroline du Sud. La traque d’un Noir accusé de viol et la relation érotique d’un homme avec une très jeune fille lui fournit l’occasion de tordre le cou au «film à thèse» et de laisser le spectateur libre d’interpréter des situations d’une redoutable ambiguïté. Le film, qui sera un échec public, n’a rien perdu de son impact même si Buñuel avouait en 82, dans son autobiographie intitulée Mon dernier soupir : «Aujourd’hui, il est tout à fait bien porté de se dire anti-manichéen. Cette mode est devenue si commune qu’il me prend par moments une envie sincère de me proclamer manichéen et d’agir en conséquence.»
Sept films du coffret, de Belle de jour à Cet obscur objet du désir, couvrent la période française de Buñuel marquée, à une ou deux exceptions près, par sa collaboration avec le producteur Serge Silberman et le scénariste Jean-Claude Carrière. Ce dernier donne d’ailleurs dans les bonus de précieux renseignements sur leur collaboration et resitue le contexte dans lequel les œuvres ont été produites. Buñuel a déjà soixante-six ans quand il accepte le projet des frères Hakim d’adapter le roman de Kessel, Belle de jour. Pour cette commande, il essaie avec Carrière « de faire quelque chose qu’il aimerait à partir de quelque chose qu’il n’aimait pas ». Au départ, il s’agit de l’histoire frelatée d’une grande bourgeoise, traumatisée dans son enfance et frustrée sexuellement au point de se prostituer le jour. Fidèle à sa jeunesse marquée par le surréalisme, Buñuel va radicalement transformer ce «roman de gare» pour nous proposer une réalité élargie englobant l’imaginaire, le rêve et le fantasme. Pas de flous, pas de fondus pour marquer les transitions d’un niveau à l’autre mais un traitement à égalité, une fusion des contraires propre à déstabiliser et à fasciner le spectateur.
A partir de Belle de jour, Buñuel va, à chaque film, pousser plus avant son entreprise de déconstruction des conventions cinématographiques pour retrouver l’ouverture du réel avec ses multiples possibles, pour accueillir le hasard, la bifurcation, l’inattendu. Ce qui n’exclut pas un travail méticuleux sur le scénario, au fil de versions successives, sans cesse retravaillées (cinq moutures différentes sur deux ans et demi pour Le charme discret de la bourgeoisie).
De La voie lactée à Cet obscur objet du désir, Buñuel dynamitera joyeusement les piliers du cinéma classique : la linéarité du récit (Le Fantôme de la liberté fonctionne comme une course de relais où chaque personage cède la place au suivant au moment où notre curiosité est à son point culminant), la chronologie (des mendiants, accomplissant en 68 le pélérinage de Compostelle, croisent sur leur route des hérétiques des siècles passés), l’identification du personnage avec le comédien (deux actrices, Carole Bouquet et Angela Molina, incarnent la même femme dans Cet obscur objet du désir).
Ce jeu, bien sûr, se veut un jeu sérieux (mais non dénué d’humour), renvoyant dos-à-dos les tenants de la «forme pour la forme» et les adeptes d’un réalisme étriqué. En revoyant les neuf films du coffret, une dominante s’impose : ce que nous propose, Buñuel, en fin de compte, c’est d’ouvrir grands les yeux sur la part de mystère (un mystère laïque, sans dieu à la clé) que comporte le réel. Et ce dernier est irréductible à tout système théorique ou à toute idéologie. On ne compte plus les scènes où la pratique d’un personnage vient contredire ses belles et nobles idées. Dès qu’une vérité avec un grand V surgit, que la sclérose menace, Buñuel, malicieusement, entreprend son travail de sape. D’où sa passion pour les hérétiques, ces farouches adversaires du Dogme… avant qu’ils ne deviennent à leur tour des dogmatiques et ne reçoivent, de sa part, une volée de bois vert. D’où son aversion pour les étiquettes et la morale prête-à-porter. Contre l’abstraction de l’esprit, Buñuel choisit toujours la vie.