Au-delà de Gibraltar explore plusieurs itinéraires qui se croisent et se mêlent dans la communauté maghrébine bruxelloise. Il y a celui de Ben Omar (Abdeslam Arbaoui), le père (dont le jardin secret est la poésie), un être qui s'est replié sur lui-même, cloisonné, cadenassé, devenu prisonnier de la survie socio-économique de sa famille. Il y a Karim (Mourad Maimouni), jeune diplômé en comptabilité qui rencontre l'autre sous la forme la plus agréable qui soit : Sophie (Bach-lan Le Ba-Thi), une jeune fille belge dont il tombe amoureux en dépit des souhaits de sa famille qui espère le voir épouser une jeune Marocaine à Tanger. Karim a un pied dans la tradition et un pied dans la modernité. Il y a celui de Farid (Samir Rians), le frère cadet révolté qui voit inscrit en lettres de feu "no future" dans un système social qui fonctionne à plusieurs vitesses - où l'égalité des hommes n'est plus un souci - et dont, de toute façon, il n'occupe pas le wagon de tête.
Au-delà de Gibraltar de Mourad Boucif & Taylan Barman
Karim est curieux comme l'Alice de Lewis Caroll, il veut explorer l'autre côté du miroir. Pour ce faire, il supporte, sans aigreur, une situation sociale où ses compétences acquises dans le système scolaire ne sont pas reconnues dans le monde professionnel. L'ascenseur social est grippé, il accepte donc divers petits boulots, y compris dans les abattoirs de la capitale, tout en menant son intrigue amoureuse avec une habileté certaine. Un accident cardiaque subi par son père et une blessure encourue par le frère de Sophie réunissent les deux familles dans ce lieu de transit peu attrayant qu'est l'hôpital. Lorsque Sophie et son père ramènent Karim et Ben Omar chez eux, ils se trouvent coincés dans les émeutes qui agitèrent la commune de Molenbeek il y a trois ans. Badaboum. Ben non, les réalisateurs ne s'y attardent guère. Leur but n'est pas de faire du show hollywoodien, de montrer leur savoir-faire pyrotechnique mais de rester centrés sur les personnages de leur récit. Nous verrons donc ces émeutes un décor qui apporte un contrepoint narratif.
Premier film réalisé par des immigrés de la deuxième génération, Au-delà de Gibraltar est symboliquement important parce qu'il révèle une communauté à elle-même ainsi qu'aux autres communautés avec lesquelles elle vit. Mais ce qui nous frappe davantage encore, c'est le ton juste des personnages obéissant à une logique pratique qui ignore les clichés relayés par cinquante ans de reportages ou d'émissions de plateau où chacun joue son numéro. C'est tout le talent de Taylan Barman et de Mourad Boucif, les réalisateurs du film, que de coller au vécu de leurs personnages, de leur faire vivre des situations plutôt que des scènes. D'où la justesse des acteurs qui certes n'en font pas tous profession (la distribution compte plus d'amateurs que de professionnels) et qui campent des personnages construits touche après touche par des réalisateurs attentifs à leur faire revivre leur passé dans le présent de la prise de vue. Barman et Boucif recherchent la présence dans la représentation. D'où un tournage opéré avec une bétacam (le film ayant été kinescopé par la suite) qui permet de multiplier les prises à peu de frais, pour arriver à capter le vécu des personnages, à les faire vibrer et leur donner émotion et identité. De même que le souci de travailler avec une équipe légère, de tourner comme dans l'intimité d'un "workshop", hors des normes habituelles d'un plateau de cinéma.
Seule petite floche (comme on dit à Bruxelles), pour nous qui avons assisté au tournage de certaines séquences du film, nous aurions aimé retrouver les risques pris à l'étape de la prise de vues et qui semblent avoir été gommés par un montage de facture plus classique. Ce n'est évidemment qu'un reproche mineur puisque nous avons retrouvé dans le film cette attention aux personnages, cette façon de les accompagner dans leur vécu qui donne de la chair à leurs trajectoires respectives. Par ailleurs, le film donne une visibilité médiatique à une communauté dont l'image qui en est véhiculée alimente les préjugés davantage qu'ils ne les défont (la violence des jeunes, les effets de la petite délinquance) d'où l'intérêt d'un film qui n'évacue pas de son propos ces sujets explosifs. Taylan Barman et Mourad Boucif, issus eux-mêmes de l'immigration n'en sont pas à leur coup d'essai. (voir Gros Plans in Archives). Ils ont réalisé ensemble : L'Amour du desespoir (1995), une fiction de 30' en vidéo, Kamel (1997), une fiction de 70' qui a obtenu de nombreux prix et a été diffusé sur la RTBF, Arte et à la Télévision finlandaise.
Les Bonus
Bruxelles sur un plateau de Gérard Preszow
Le réalisateur, en pré-générique, donne le fil rouge de son film : le travail de comédiens amateurs confrontés à une équipe de techniciens professionnels. Michel Baudour, directeur photo et cadreur du film confie qu'il s'intéresse au film parce que la frontière entre la réalité et la fiction est ténue. Le film s'intéressa au point de vue de tous, techniciens comme figurants qu'il interroge sans détour sur cette expérience de cinéma qui consiste à livrer un vécu sans artifice. Nous découvrons Francine Harts, l'une des première femme policier de Belgique, jouant une ilôtière qui nous confie qu'elle n'aime pas la scène d'émeute du film (très ellipsée au montage) parce qu'elle estime être pour une police de proximité et pas de répression. Fred Meert, le preneur de son avoue avoir eu des sueurs au début du tournage n'ayant jamais travaillé de cette façon : un minimum de repères pour l'image et le son, pas de répétitions, tant et si bien qu'il a fallu anticiper le trajet des personnages ne sachant trop quand il vont parler, bouger, etc. Le film est tissé comme un tapis d'orient de petits faits vrais, « d'instants fugitifs à la marge du film « comme en parle si bien Philippe Simon dans sa critique du film .
Making of
Contient comme tout making of qui se respecte des interviews des deux réalisateurs. Mourad Boucif explique qu'il tient à coller à la réalité et que pour y arriver il n'hésite pas à parachuter les gens dans leur personnage sans la moindre préparation afin de saisir la spontanéité, le dit et le non dit de chacun d'entre eux. Ce que confirme Taylan Barman en y ajoutant cette confrontation fructueuse avec une équipe de techniciens professionnels. Hubert Toint, le producteur qui permit au film d'exister insiste sur la narration (c'est important on n'est pas dans un débat télévisé sur l'immigration). Au-delà de Gibraltar est aussi un film d'amour.