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Cédric Gerbehaye à propos de son film La Peine

Publié le 03/05/2024 par Lucie_Laffineur et Vinnie Ky-Maka / Catégorie: Entrevue

Né de la nécessité pour son réalisateur d’une immersion longue au cœur de la prison bruxelloise, La Peine est une plongée intime et inédite dans les profondeurs de la condition carcérale. En épousant le quotidien des hommes et des femmes qui y vivent – détenu.e.s, agents et directeur –, le film révèle les fêlures et les espoirs d’une humanité qui tente de résister à sa propre négation. Cédric Gerbehaye, photographe de formation, nous emmène dans un monde qu’il connaît bien puisqu'il a vécu 9 ans rue de la Jonction, entouré des trois prisons bruxelloises. Cette proximité l'a conduit à passer de l’autre côté des barreaux pour filmer pendant six ans ses voisin.e.s et les moindres recoins des prisons de Saint-Gilles, Forest et Berkendael. Le réalisateur a en effet reçu l’autorisation exceptionnelle de tourner dans l’entièreté des trois prisons : les cellules, l’isolement, les visites, l’unité maternité de Berkendael, la promenade, rien n’échappe à sa caméra.

Cinergie: Nous sommes ici à Flagey, où aura lieu l'avant-première de votre film ce 6 mai. Ma première question est simple, comment vous sentez-vous une semaine avant l'avant-première de votre premier film? 

Cédric Gerbehaye: Je suis très heureux que le film puisse être montré, mais ce n'est pas la première fois. Il a été montré dans des festivals, au Festival des Libertés, et également à Docville, à Leuven et dans un festival là maintenant qui vient de se terminer, en Espagne. Un festival sur les droits humains qui s'appelle Impacte. 
Et je viens de le découvrir en salle de cinéma en France, au Forum des images à Paris, ce qui est encore différent des conditions de visionnage ou de projection dans des festivals. C'est un plaisir après autant de temps passé à travailler, de partager et de pouvoir discuter lorsqu'il y a des retours.

Finalement, le processus créatif, il est assez personnel puisque j'ai travaillé seul puis en binôme avec Andres Peyrot, qui est réalisateur et monteur également sur ce film. J'ai assez peu montré le résultat des images. J'en parlais, j'étais questionné sur le sujet, sur comment ça se passait, puisqu’en fait, la prison, c'est un sujet qui intéresse toujours. On a envie qu'on nous raconte, qu'on nous dise un peu ce qu'on ne peut pas voir, ce à quoi on n'a pas accès. Et puis c'est le lieu de toutes les projections, de tous les fantasmes. On le connaît suffisamment bien, ce lieu, par la fiction, par la littérature, par les séries, mais aussi par le documentaire. Et voilà, aujourd'hui, c'est un peu un accouchement, c'est un soulagement aussi.

 

C. : Un accouchement après une très longue grossesse alors... Parce que vous avez tourné pendant six ans, c'est bien cela? 

C. G. : Le tournage a duré six ans, entre octobre 2016 et novembre 2022. C'est-à-dire quelques semaines après la grève historique de 54 jours, puisqu'en Belgique, on a connu une grève qui a fait venir la police dans l'enceinte de la prison, ce qui arrive souvent pour que le service minimum soit assuré. Avec la particularité qu'une fois que la police a refusé de continuer à venir, c'est l'armée qui a assuré ce service minimum avec le directeur dans le cas de Forest. 
Le service minimum, ça veut dire la possibilité pour les détenus de se laver tout simplement, de sortir, de pouvoir avoir accès à la douche, mais également donner un coup de fil, donner des nouvelles à la famille. Et en soit un service minimum, c'est aussi basique que le quotidien et c'est simplement pouvoir se nourrir puisque le repas doit être amené dans les cellules.

Cette période de six ans, elle fait suite à un travail préalable qui est un travail photographique qui a commencé, lui, à partir de 2013, et qui a eu pour finalité, mis à part le livre et l'exposition, de véritablement me questionner sur le médium photographique, sur ses limites et sur la possibilité de raconter des histoires.

 

C. : La série de photos dont vous parlez s’intitule D'entre eux, c'est bien cela? Vous avez aussi animé des ateliers en prison ? 

C. G. : Le projet a été initié lors du travail photographique commencé en 2013, qui s'appelait D'entre eux. C'était la première fois que je photographiais en Belgique. Je travaillais principalement au Moyen-Orient et en Afrique et j'avais toujours eu cette envie de travailler ici. Et je m'étais dit tant que je ne raconterai pas quelque chose ici, proche au sein des miens, je ne serai pas le photographe que j'ai envie d'être. Comment je vais faire pour raconter, dire quelque chose sur mon pays qui, à l'époque, en 2012, vivait une crise économique et financière tout à fait particulière, 540 jours sans gouvernement. J'avais commencé à travailler avec les dockers du port d'Anvers, j'avais travaillé sur des rassemblements traditionnels, de folklore, différents événements qui avaient tendance à rassembler les Belges plutôt qu'à les séparer. Et il y avait cette prison qui était là puisque le matin, je me levais, j'ouvrais les rideaux, je voyais la prison de Forest et la prison de Berkendael.

Je vivais à l'époque dans un appartement trois pièces en enfilade et lorsque je me rendais de l'autre côté, j'ouvrais les rideaux et là, je voyais la prison de Saint-Gilles. 

J'avais pour habitude de dire que je vivais dans un univers singulier, dans une enveloppe sonore. Cette enveloppe sonore était d'autant plus présente quand les ailes des prisons C et D n'étaient pas encore fermées. Tous les bruits de la prison, les détenus, les transferts en fourgons, les vas et viens des visites des familles ou encore les bruits la nuit, qui sont des bruits de solidarité, des copains, des amis, des membres de la famille qui viennent crier leur soutien pendant la nuit, faire vrombir un moteur de moto, par exemple, tout ça participe à cette enveloppe sonore pour les riverains. En fait le travail photographique D'entre eux amorçait déjà le film de par son titre, mais aussi par cette notion de faire partie, d'être dans cette enveloppe sonore. Et ce qui est devenu une évidence, c'est qu'à chaque retour de reportage, je me demandais comment je pouvais faire pour passer de l'autre côté du mur, pour raconter ce qu’il s'y passait et au final, tenter de faire un film avec mes voisins. 

Pendant cette période, pendant deux ans et demi, trois ans, j'ai donné un atelier le mercredi en français et le vendredi en anglais, qui avait pour seule fonction finalement de libérer la parole. Je montrais des travaux photographiques, je montrais des films documentaires, les travaux d'autres photographes. Parfois, je rentrais de reportage et je montrais les dernières images que j'avais réalisées quelques jours avant. Et ça permettait à quinze, vingt détenus de se retrouver, sans la présence d'agents ou de personnes de l'administration, et d'être ensemble dans la salle de théâtre à Forest. C'était une très belle pièce avec un écran et un projecteur. Ça permettait aussi de mieux comprendre le travail que je souhaitais faire puisqu’en soi, c'était pour certains assez difficile de comprendre ce qu'était un documentaire.

Ils ont une notion très claire de la fiction. Et le documentaire, pour eux, c'est quasi obligatoirement le fait de se livrer face caméra, et tout le monde avait envie de me raconter son histoire.

 

C. : Plutôt dans l'idée des reportages qu'on peut voir à la télé?

C. G. : Oui, les références étaient les références télévisuelles, ce qu'ils avaient l'habitude de voir comme reportage, principalement sur des chaînes d'information, pendant le journal. Mais c'est surtout le temps long qu'il a fallu expliquer. Pourquoi, après deux ou trois ans, j'étais encore là ? Et finalement, qu'est-ce que je voulais dire que je n'avais pas réussi à capter pendant les premières années ?

La validation en soi n'était pas si compliquée, ce qui était difficile, c'était de toujours réexpliquer puisqu'il y a énormément de mouvements au final.

Suite à la grève de 2016, il est devenu évident qu'on ne pouvait pas continuer à enfermer parfois trois détenus dans une cellule de neuf mètres carrés sans point d'eau et sans toilettes.  A l’époque, la Belgique avait été condamnée à différentes reprises par la Cour européenne des droits de l'Homme.

 

C. : Est-ce que ce sont ces années de travail au sein de la prison qui vous ont permis d'avoir cette relation de confiance avec la direction, les gardiens et les détenus?

C. G. : L'autorisation, elle commence d'abord en 2013, qui est celle de photographier. Et là, effectivement, j'ai la possibilité d'avoir accès à peu près à toute la prison, de travailler seul, et elle continue, à partir du moment où je demande à avoir l'autorisation de réaliser un film en 2016 avec du personnel, des agents, le directeur et certains des détenus qui me connaissent déjà. C'est évident que sans l'aide de Vincent Spronck, le directeur à l'époque, jamais ça n'aurait été possible.

C'est grâce à la première autorisation reçue qu'il a été possible d'expliquer le travail à l'administration pénitentiaire, mais également au cabinet du ministre de la Justice, Koen Geens, qui ont fait confiance. C’est une confiance qui doit constamment être renouvelée. Elle se construit au jour le jour. Elle se construit par période puisque, par moments, j’y allais tous les jours, de manière régulière. Et puis, par moments, je n’y allais plus pendant trois, quatre, cinq mois. Ce qui permet aussi de respirer, de ne plus avoir cette personne présente, quand bien même le dispositif est minimaliste. J’utilisais un tout petit boîtier avec une seule optique de 35 mm et un micro directionnel. La caméra se tient comme un appareil photo, en bandoulière, et bien entendu, il y a beaucoup plus de temps où cette caméra est à peine visible. Les relations se créent à la cuisine, elles se créent dans les préaux, à jouer au foot, à boire beaucoup de café, à manger, à partager le quotidien. Qu'importent le vécu et la fonction des personnes ; hommes, femmes, directeur, agents, détenus. Ce qui m'intéresse, c'est véritablement ce qui se crée, les micros-résistances entre les trois groupes. Ces trois groupes qui sont en interrelation les uns avec les autres et qui sont dans des rapports de forces constants.

 

C. : Ce qui est fou, c'est qu'on sent la caméra parce que les images sont  époustouflantes de beauté, chaque image est pratiquement un tableau, ou une photo très bien construite, et en même temps, on a cette sensation comme si la caméra avait été posée quelque part et qu'on voyait simplement ce qui s’y passe. Il y a quelque chose de paradoxal entre le fait d’être ébahi par la beauté des images et la sensation d’être présent dans le cadre.

C. G.: C'est ce qui revient souvent lorsque les gens voient le film. Plus qu'une notion d’esthétique, c'est, je pense, ma pratique de photographe qui amène à ce rapport proximal. En tant que photographe, je travaille avec une optique 35 mm et il se fait que je filme avec la même optique et le fait de pouvoir laisser la caméra sur pied tourner ou de l'avoir à la main avec l'impression justement qu'elle n'est pas présente, je pense, mais c'est toujours très difficile de le dire parce que je sais qu'il y a quelque chose peut-être d'inconscient, que c'est lié à la personne, à l'opérateur, au réalisateur, au photographe et surtout à la personne humaine qui interagit avec les personnes. Cette économie de moyens est aussi intéressante parce que, dans le rapport, ça n'en fait pas quelque chose d’extraordinaire. On ne vient pas avec des éclairages, on n'a pas un gars avec une perche, on ne place pas des micros à certains endroits, il n'y a pas de mouvements de caméra sur des rails ou des travellings, et cetera... Il y a juste un gars qu'on a déjà vu, avec qui on a passé du temps, avec qui on fume des clopes, qui est là, qui est épaule contre épaule et qui nous fait des checks et qui nous serre la main depuis x mois ou, pour certains, pendant six ans.

 

C. : Comment les personnes filmées, aussi bien les détenu.e.s, la direction que les gardien.ne.s, réagissaient à votre présence et à la caméra?

C. G. : Je ne montre pas mes images. Ou parfois, une fois de temps en temps, à l'arrière du boîtier, je vais montrer une image. Et donc ça, c'est aussi une confiance supplémentaire qu’ils m’ont accordée finalement. Mais je pense que les travaux montrés pendant les ateliers, donc les travaux photographiques, les miens ou ceux d'autres photographes, ont pu mettre certains en confiance sur le propos, sur ce qui ce qui m'importait. Et bien entendu, j'utilisais cet atelier pour montrer ce qui me touchait, ce que je trouvais important. Et je pense peut-être que ce qui, avec le temps, est devenu une évidence pour certains, c'était l'engagement. Dans ma pratique, ce que j'avais pu faire avant de commencer le film, mais aussi en parallèle du film, puisqu’à certains je disais « ben tiens, la semaine prochaine, je ne viendrai pas, je serai au Cachemire, ou je serai au Soudan ou au Pérou ». Et on se retrouvait et je leur montrai les images.

Parfois je leur montrais le processus d'editing, de sélection des images et le magazine qui allait les publier. Et finalement leur quotidien était partagé, mais également le mien, puisqu’ils étaient tenus au courant de ma vie. Je n'étais pas simplement Cédric, le réalisateur ou cadreur qui était là dans le but de réaliser un film, mais j'étais le voisin. Ils savaient qu'on était voisins et souvent je leur disais « mais tu sais, si tu cries la nuit, il y a de fortes chances que je t'entende et je pourrais même éventuellement te répondre. Demande à ton frère, à ton père ou à ta femme de sonner au 55, il y a mon nom sur la sonnette et ils peuvent venir boire un café à la maison. »
Finalement, c'est cette relation de voisinage qui a fait la différence.

 

C. : Est-ce qu’ils ont pu voir le film ?

C. G. : Certains l'ont vu. Willy a pu sortir au moment de la toute première projection au Festival des Libertés, il a pu sortir de Haren et y retourner. Il se fait que logistiquement, c'est compliqué parce que Haren c'est 1200 places. J'ai lu ce matin qu'elles étaient toutes occupées. Même s’il n’y a que 900 détenus, comment faire pour montrer un film à 900 détenus ? Imaginons qu'on puisse le montrer par groupes de 50, certains ne pourront pas le voir et donc ce ne serait pas correct. Par contre le film va passer à la télévision. Et la télévision, qui est présente dans toutes les cellules, a une fonction très importante. C'est d'ailleurs pendant les matchs de la Champion's League ou les matchs de la Coupe du monde que la prison fait le plus de bruit. On verra ce qui va se passer. On a pris les paris avec certains détenus. Est-ce que le film auquel certains ont assisté, participé, va faire plus de bruit qu'un match de la Champion's League !?

 

C. : Comment s’est passée votre adaptation au sein de la prison?

C. G. : La première question qu'on me posait, c'était si j'étais pro détenu ou pro agent ? Il fallait que je prenne position pour savoir si j'étais accepté par un groupe ou par l'autre.

Et ce qui a été une des principales difficultés, c’était justement de ne pas prendre les positions qu'on attendait de moi. Au début, on pensait que j'étais policier, ensuite que je travaillais pour l'administration pénitentiaire. Il y avait un procès en cours et on s'est demandé si réalisateur n'était pas une couverture. Certains ont pensé que je travaillais pour la Sûreté de l'État, après les attentats en Belgique et en France. Au final, la volonté, qui est devenue très claire pour ceux qui ont passé beaucoup de temps avec moi, c'est que tout le monde s'y retrouve. Et quand on me posait la question, je disais que je serai satisfait le jour où j'aurai les mêmes retours des détenus, des agents et de la direction. On ne peut pas tout dire, on ne peut pas tout raconter, on ne peut pas faire plaisir à tout le monde. Mais si chacun peut dire, « effectivement, c'est ce que je vis », qu'importent l'antagonisme, les relations et les rapports de force, alors je pense qu'on touche quelque chose.

 

C. : Je trouve que cela se ressent dans le film. Il y a notamment deux phrases qui m'ont marquée. Quand un gardien dit « On n'a aucune formation pour gérer du vivant », ce qui en dit beaucoup sur leurs conditions de travail. Et lorsqu’un des détenus est à l'isolement et dit « la vérité, c'est que quand on est pauvre, quand on fait une erreur, on le paye très cher, mais les riches ne payent pas ».

C. G. : À aucun moment on ne sait pourquoi les personnes sont là, ça ne m'intéresse pas. Ils ont été jugés par la loi des Hommes, par la justice, et ce qui m'intéresse, ce sont les conséquences de cette vie dans ce lieu décrit comme « l'ombre du monde » par le sociologue français Didier Fassin. Ce n'est possible qu'avec le temps, puisqu'il y a une captation sur la longueur, de manière répétée et c'était très important. Je ne voulais pas de voix off, je ne voulais pas d'explications et je ne voulais pas qu'on nous prenne par la main, comme on a l'habitude de le faire.

Pour une immersion, il faut effectivement du temps, mais il faut aussi se perdre, et il faut aussi découvrir ce qui nous est donné à vivre par chacun. Et quand on me demandait de pouvoir parler face caméra, quand on me demandait d'expliquer et quand certains disaient « est-ce que tu vas parler de ça ? », je disais « non, c'est vous qui allez parler en me le faisant partager. Je ne veux pas que tu me le dises, je ne veux pas que tu me l'expliques, je ne veux même pas que tu me le montres, je souhaite que tu me le partages, et que tu me le partages simplement en le vivant. » Tenter de faire percevoir ce que peut être une attaque constante à la dignité humaine ne me semble possible que si c'est sensoriel, ne me semble possible que si, de par ma responsabilité de réalisateur, je prends par la main le spectateur (je me contredis) et que je ne lui permets pas de sortir de cette prison. Pendant une heure et demie, je veux qu’il y reste ! Et on y reste ! On en sort à un moment, au moment de l'accouchement, on y revient directement après avec l'ambulance, la maman et ses jumelles, et je ne veux pas qu'on puisse en sortir. Et je veux que ce soit une expérience immersive, sensorielle, sans opinion. Je n’ai pas fait un film militant, mais cela ne veut pas dire qu'il n’y a pas de prise de position. Je pense que la responsabilité, et indépendamment du film, qui est la nôtre en tant que photographe ou raconteur d'histoires ou réalisateur ou personne qui s'implique, elle est de faire autant que possible honneur, et de montrer du respect pour les personnes qui acceptent de nous partager leur quotidien, aussi difficile soit-il. C’est se rapprocher au maximum de ce matériel brut qu'est la réalité. On passe peut-être à côté de quelque chose quand on demande au réalisateur de s'exprimer, je trouve que c'est intéressant de demander aux personnes qui ont observé le réalisateur, qui ont vu sa démarche, de dire comment est-ce que, eux, ont perçu cela. Je trouve que cela s'est trop peu fait.

 

C. : Surtout que j'imagine qu'en 6 ans de tournage, vous avez dû avoir un nombre d'heures de rushes incalculable...

C. G. : On est entre 280 et 300 heures de rush.

 

C. : Est-ce que ce n'est pas au moment du montage que votre avis se manifeste ? Vous avez fait le choix, malgré le fait d'avoir une autorisation totale dans toute la prison, de ne pas basculer dans le sensationnalisme, ce qui aurait facilement pu être le cas. Vous avez fait le choix de montrer la vie quotidienne comme elle est, sans extravagance et sans ce côté voyeuriste qu'on pourrait avoir. Est-ce que c'était un choix dès le départ ou est-ce que cela s'est fait petit à petit au fur et à mesure du dérushage ? Comment est-ce qu'on choisit ce que l'on va transmettre ?

C. G. : Je savais de manière assez claire ce que je ne souhaitais pas faire. On m'a cité des exemples quand je suis arrivé dans la prison de Forest, et j'ai répondu « ça tombe bien que tu l'aies vu parce que c'est exactement ce que je ne veux pas faire. » Ce n'est pas lié simplement au sujet de la prison, c'est lié au choix qu’on fait quand on raconte les histoires des autres. C'est une grande responsabilité. Comment faire pour le faire de la manière la plus honnête, sans effectivement, être sensationnaliste, alors que bien entendu, sur ces 300 heures de rush, il y a plein de choses qui auraient pu sortir. On sait combien il est difficile de dire des choses sur la prison parce qu'il est difficile d'y avoir accès, mais on sait aussi qu'il y a déjà énormément de choses qui ont été dites puisque depuis déjà très longtemps, des films sortent sur la prison. Il s'agissait aussi de casser des clichés sur ce que peut être l'enfermement. Et ça, je pense que j'ai tenté de le faire en racontant aussi les difficultés des agents pénitentiaires. Parce qu'être dans un film manichéen aurait été la plus grosse erreur. Et une fois qu'on est à l'intérieur, qu'ils soient avec un habit de détenu, ou en bleu avec le logo du SPF Justice sur leur chemise ou sur leur t-shirt, ce n'est qu'une gamme de gris finalement, les regards, les difficultés, les sensibilités sont les mêmes. Pour le directeur aussi, il est également impacté par la condition carcérale et je pense qu’ici comme dans mes autres travaux, le véritable sujet c'est la condition humaine.

 

C. : Il y a justement ce gardien qui dort dans une cellule qu'on voit en début de film, et qui montre bien que tout le monde est enfermé au même titre, pendant quelques heures en tout cas...

C. G. : Le film commence véritablement lorsqu'il se réveille. Il y a des éléments qu'on nous donne à voir et à vivre, je l'espère, de ce lieu... On a une femme, son compagnon, le père des enfants (ce qu'on ne sait pas encore au moment où on les découvre pour la première fois) qui se réveillent en même temps, chacun dans leur cellule, dans des prisons qui sont mitoyennes. C'est un agent qui va se coucher, se brosser les dents, se mettre au lit, s'habiller après s'être rasé le matin, allumer, regarder la télévision, se faire son café, et là on commence ! Et là les choses sont claires, hommes, femmes, agents, qu'importe la fonction, tous ceux qui sont à l'intérieur connaissent. Ils sont tous enfermés, ils sont tous impactés par la charge émotionnelle vécue à l'intérieur des murs.

 

C. : Vous avez tourné également pendant le Covid et pendant le confinement, j'imagine que les conditions de tournage devaient être encore plus compliquées?

C. G. : Ce qui m'a le plus étonné, c'est que quand j'y suis rentré, il y avait des ailes qui étaient à l'isolement avec tout ce que ça implique de difficile. Comment tu fais pour respecter les règles d'hygiène si tu n'as pas de point d'eau dans ta cellule ? C'est une séquence qui fait rire à chaque fois dans le film, et c'est là tout l'intérêt aussi, c'est cette identification. Quand ils sortent, c'est vraiment l'antre qui s'ouvre, à chaque fois il fait hyper sombre dans la cellule, avec ces portes qui datent de 1910, en bois, qui sont difficiles à ouvrir, dans lesquels il faut parfois shooter dedans pour qu'elles s'ouvrent, avec cet infirmier génial géantissime, plus grand que les portes des cellules, hyper costaud avec son masque et qui va mettre des tests PCR dans une narine ! On a tous vécu ce moment. C'est une manière de nous dire que finalement, on s'identifie, on pourrait tous être là. Le covid a été une période très dure parce qu'il y a la sanction lorsque certaines règles ne sont pas respectées. Mais nous avons tous vécu le confinement et les difficultés liées à la pandémie. En prison, c'était exponentiel, avec l'impossibilité aussi de faire respecter la règle sanitaire et c'est l'occasion de dire, et c'est ce que je dis à chaque fois aussi, c'est que la seule manière de tenir une prison, c'est de ne pas respecter la règle. Les personnes qui sont mises en prison le sont parce qu'elles n'ont pas respecté la justice, mais une fois à l'intérieur, si tu respectes le règlement, tu as des émeutes. Donc ce sont des aménagements constants.

 

C. : Est-ce que vous savez ce que vont devenir les trois bâtiments de Forest, Saint-Gilles et Berkendael?

C. G. : Actuellement, la prison de Berkendael, donc l'ex-prison pour femmes attenante à la prison de Forest, est un centre de détention. Ça veut dire des règles beaucoup plus souples, les détenus peuvent avoir leur GSM. La prison de Forest est fermée depuis novembre 2022. Il y a un projet d'une association qui s'appelle neuf mètres carrés, qui est de transformer deux des ailes, voire éventuellement une seule aile de la prison en un musée des enfermements. Ça, c'est un projet en cours, mais il faut des autorisations pour le faire puisque le bâtiment est vétuste.

Je pense que c'est un projet très intéressant. À un moment donné, il a été question qu'il y ait un centre culturel, qu'il y ait un centre commercial ou que certaines parties de la prison deviennent des lofts ou des lieux d'habitation. Parce que, étonnamment, il n'y a que l'entrée, que le porche d'entrée qui est classé le reste ne l'est pas. La prison de Saint-Gilles, qui, à terme, devrait également fermer, est encore toujours ouverte. C'est principalement des questions de vases communicants avec Haren et le nombre de places disponibles aujourd'hui en Belgique pour accueillir des détenus que l'on continue à enfermer.

Ça, c'est aussi une question importante et bien entendu sous-jacente du film : pourquoi est-ce qu'on continue à enfermer, et dans quelles conditions ?

 

C. : Et concernant la prison de Haren, est-ce que vous avez encore des contacts avec les personnes que vous avez filmées et qui ont été transférées là-bas? On a l’impression qu'il y a des avis divergents à propos de cette nouvelle prison.

C. G. : Certains des détenus préfèrent une ancienne prison, même vétuste, pour le côté humain, étonnamment. Qu'est-ce que ça veut dire le côté humain ? Ça veut dire la relation aux autres et principalement les agents, puisqu’à partir du moment où dans une prison moderne, quand bien même il n'y a plus de lumière et que c'est plus propre, il y a une automatisation de l'enfermement. Et qui dit automatisation, dit déshumanisation.

Les avis divergent. Certains sont mieux dans cette nouvelle mégaprison moderne, un peu à l'américaine, comme le disent certains. Quant à la question de savoir si je suis encore en contact avec certaines personnes, oui. Il y a des gens, même avant le déménagement, qui sont sortis, que j'ai continué à voir et que je continue à voir en dehors, il y a des personnes qui sont encore enfermées et que je verrai par la suite.

Et puis il y a le contact aussi dans la ville, dans la vie de tous les jours, mais également avec les agents, le directeur, et avec les travailleurs du péricarcéral et les gens qui font partie de ces associations et organisations qui travaillent également pour les détenus et leur famille. Elles veulent faire vivre le film pour la fonction première de ce film, à savoir un objet social qui permet d'ouvrir la discussion. Et ça, c'est important parce que finalement, il questionne autant à l'intérieur qu'à l'extérieur. Dans quelque temps je serai à Nivelles avec une autre directrice de prison, avec des agents pénitentiaires, mais également avec des habitants qui vivent autour de la prison. Je pense que ça, c'est plus important que d'être présent dans les salles de cinéma par exemple. C'est plus important d'aller dans des écoles, c'est plus important d'aller dans les IPPJ, qui sont l'appellation ancienne pour les lieux d'enfermement pour mineurs. En tout cas, on y prend le temps de discuter et de questionner et c'est là pour moi le véritable intérêt.

Peut-être que la petite satisfaction que j'ai aujourd'hui, alors que le film commence sa vie, c'est que les différents acteurs, les personnes vivant cette réalité en parlent et sont d'accord sur l'objet et sur ce qu'il apporte comme questionnements.

 

C. : Est-ce que vous avez envie de faire une sorte de «suite» à Haren?

C. G. : J'ai encore envie de réaliser, mais je ne crois pas que ce sera sur une prison. J'ai un projet en cours, qui est un projet de livre et d'exposition, d'un travail qui a commencé les six derniers mois du tournage, sur la prison de Forest, sur le site historique de Forest et Saint-Gilles, mais qui est aussi une histoire de l'enfermement et de la photographie dans ce lieu.

 

C. : Mais vous avez envie de continuer à faire des films?

C. G. : Oui, certainement. C'est-à-dire que c'est nouveau et que j’ai particulièrement aimé le moment du montage qui est en fait un énorme dérushage, parce qu'il y a beaucoup de choses qu'on n’a découvertes que tardivement. En photographie, le travail de l'editing, qu'il soit en argentique, avant sur les planches contact avec notre loupe, et aujourd'hui devant un écran d'ordinateur, c'est une chose. Mais je pense qu'il y a quelque chose de beaucoup plus, comment dire… L'investissement que j'ai eu dans la chambre d'Andres à Paris ou dans une maison à la campagne en France, où on ne faisait que ça, on se levait le matin, on avait une vie réglée sur le montage, avec les heures de travail, les questionnements qui fusaient, les choses qu'on se disait au matin en prenant le café avant de commencer la journée, etc. Pour un photographe, ce qui était aussi très plaisant, quand bien même je travaillais seul à l'intérieur, c'était d'être dans cette discussion constante avec Andres, sans qui je n'aurais pu faire le film. On a véritablement fait ce film à deux, on l'a écrit ensemble, on l'a pensé ensemble, on l'a réfléchi ensemble et j'ai beaucoup appris du retour qu'il me donnait. C'est le vrai plaisir et c'est aussi l'envie que j'ai avec la réalisation, c'est le fait de sortir de cet isolement du photographe, de la pratique.

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