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Ouvrières du monde de Marie-France Collard

Publié le 01/11/2000 par Marceau Verhaeghe / Catégorie: Critique

La mondialisation par le petit bout de la lorgnette

En 1999, Levi's, la première marque de jeans au monde, qui a attaché son nom à plusieurs générations grâce à une image de liberté, d'aventure et de rébellion, met en place un plan de restructuration radical. Au programme, la fermeture de dizaines d'usines, dont treize aux Etats-Unis et, pour ce qui nous concerne, trois en Belgique et une en France. Raisons invoquées: surproduction, coûts trop élevés, baisse des ventes de jeans. Mais alors qu'elle avance, la main sur le cœur, ses difficultés économiques, la multinationale crée des filiales en Turquie et en Amérique latine, et sous-traite sa production à bas prix à des dizaines de petits ateliers en Turquie, en Indonésie, aux Philippines et ailleurs.

Ouvrières du monde de Marie-France Collard

Les ouvrières belges et françaises accusent: ce ne sont donc pas des problèmes économiques qui motivent Levi's, mais bien la maximalisation de ses profits par la pratique de toutes les formes de délocalisation. Notamment la plus pernicieuse, la sous-traitance, qui lui permet de se débarrasser totalement de la responsabilité de la gestion de ce qu'ils appellent "le facteur humain"

Le sinistre refrain est malheureusement bien connu car la pratique s'est répandue, et Levi's n'en est qu'une illustration. Hélas. Connues aussi les scènes auxquelles Marie-France Collard nous fait assister en suivant le combat des ouvrières belges et françaises pour garder leur boulot: les négociations, perdues d'avance (à quoi bon proposer de baisser volontairement ses salaires de 10% quand le prix de revient d'un jean est presque 10 fois moindre en Turquie qu'en Belgique), l'humiliation du plan social, le déchirement des dernières heures, la peur du lendemain, le goût amer de la trahison et de l'impuissance.

Bien que, tournées à hauteur de femme, ces images fassent toujours monter les larmes aux yeux et la rage aux tripes. Mais l'intérêt du travail de Marie-France Collard et de ses compagnes n'est pas là.

Il est dans la manière dont elles montrent de façon toute simple le piège inexorable que constitue la mondialisation de l'économie pour ceux qui ne possèdent rien d'autre que leur force de travail, et pour les sociétés comme les nôtres qui tentent encore de leur faire une place digne. Et c'est par le quotidien qu'elles favorisent cette prise de conscience, par le seul témoignage juxtaposé des conditions de vie, de lutte et de travail des ouvrières de chez nous qui se battent désespérément et de celles qui, bien malgré elles, leur font une concurrence fatale.

 

Marie-France Collard est donc allée voir les ouvrières turques et indonésiennes travaillant pour Levi's. Sans misérabilisme aucun, elle les présente pour ce qu'elles sont: des femmes pas tellement différentes de leurs sœurs belges et françaises qui combattent au même moment pour garder leur emploi. Elles aussi ont une famille, une maison, se débattent au milieu des lessives, des repas, des enfants. Elles se lèvent tôt le matin et prennent le bus jusqu'à l'usine. Elles rêvent aussi de lendemains meilleurs. Mais les maisons sont pauvres, les commodités inexistantes, et le quotidien du travail qu'elles racontent est un monde de cauchemar. Salaires de misère, heures supplémentaires systématiques imposées (jusqu'à 80 heures par semaine), licenciements arbitraires, surveillance généralisée sur les lieux de travail, travail des enfants constituent la norme. Pas de syndicat, bien sûr. Des droits sociaux inexistants ou tournés en dérision par les patrons locaux avec la complicité plus ou moins active des autorités.

Mais la réalisatrice fait plus encore. Elle va projeter aux ouvrières indonésiennes les séquences qu'elle a réalisé avec leurs consœurs belges et françaises. Et leurs réactions nous font partager leur réalité du problème. Elles sont stupéfaites, d'abord, de voir les Belges faire grève et occuper l'usine sans être immédiatement licenciées et battues.

L'interprète doit alors leur expliquer qu'en Belgique, les syndicats ne sont pas organisés par les patrons, que se mettre en grève est un droit, et qu'il est reconnu. Pas de commentaires mais l'expression des regards est éloquent: elles ont du mal à imaginer. Ensuite le niveau de vie des occidentales: les maisons, les meubles, les voitures…

Toutes choses qu'elles savent absolument hors de leur portée, "même si", dit l'une d'entre elles, "notre mari travaille aussi". "Il y a une grande différence", commente simplement une autre. La litote est d'autant plus expressive. Un abîme sépare les deux univers et ces quelques images toutes simples le font comprendre infiniment mieux que toute les pages d'analyses du Monde diplomatique. On comprend que la force d'évocation des images fait du cinéma un media unique, irremplaçable en l'occurrence.

La scène culmine lorsqu'une ouvrière française parle de "ces filles du tiers-monde qui travaillent pour un bol de riz". "Mais je refuserais de travailler pour un bol de riz", réagit gravement une Indonésienne. "Je ne peux pas travailler seulement pour manger. J'ai un enfant qui vient de rentrer à l'école. Je dois aussi l'élever". Et l'expression toute faite, l'image choc, de se fracasser en mille morceaux.

Et lorsque la Française exhorte ses consœurs indonésiennes à "cesser de se laisser exploiter, à ne pas accepter de travailler dans des conditions dégradantes", l'inanité des propos face au quotidien de ces femmes nous saute aux oreilles, comme si la Terre parlait à la planète Mars. Si semblables, mais dans deux réalités tellement différentes que le rapprochement paraît surréaliste.
Que ceux qui prétendent aujourd'hui que le documentaire social est "dépassé" jettent un coup d'œil sur le courageux travail de Marie-France Collard et de ses compagnes (tout a bien sûr été réalisé contre la volonté de Levi's qui a refusé explications, autorisations de tournage, et mis autant de bâtons dans les roues qu'il était possible). Ils verront que lorsqu'il est conçu avec d'autres priorités que les contingences bienséantes d'une programmation TV, autocensurée le plus souvent pour des raisons commerciales, il peut être un des plus puissants vecteurs d'émotions et de compréhension du monde.

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