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Sarah Carlot Jaber, réalisatrice des Yeux d'Olga

Publié le 18/03/2024 par Malko Douglas Tolley et Cyril Desmet / Catégorie: Entrevue

Sélectionné parmi les meilleurs courts métrages du Magritte 2024 et gagnant du prix de la critique du Love International Films Festival Mons le week-end dernier, Les Yeux d'Olga (2023) est un magnifique film en noir et blanc porté par l'interprétation magistrale de Viviane De Muynck en vampire retraitée. Ce court métrage réalisé avec brio a su allier humour cynique et perfection technique. Basée à Bruxelles depuis ses études à l’IAD, déjà acclamée pour son court métrage précédent La Protagoniste (2021), Sarah Carlot Jaber se démarque comme une réalisatrice talentueuse et engagée, prête à explorer de nouveaux horizons cinématographiques. Son prochain projet, un long métrage intitulé Vampire Blues, a d'ailleurs été retenu parmi les 10 projets sélectionnés pour la Pitch Box du BIF Market 2024. Pour les cinéphiles désireux de (re)découvrir Les Yeux d'Olga en salle, le film sera présenté dans le cadre du BIFFF 2024 au Palais 10 du Heyzel en avril. Cinergie.be a rencontré Sarah Carlot Jaber à BOZAR afin de parler de son amour du cinéma et de ses projets passés, présents et futurs.

Cinergie :  Vous avez grandi en France, mais vous avez décidé de revenir en Belgique pour suivre des études de cinéma ? Pouvez-vous nous en dire plus sur votre parcours.

Sarah Carlot Jaber : Je suis Belge, mais j'ai grandi à l'étranger, en partie à Abou Dabi et ensuite dans le sud de la France. Adolescente, j’étais au lycée de Pézenas de Montpellier où il y avait une option cinéma et audiovisuel. J’ai donc su dès 16 ans que je voulais faire de la réalisation. J’ai ensuite commencé par faire l'Université de Montpellier en arts du spectacle. C’est après que j’ai souhaité intégrer l’IAD en réalisation. Du fait que je n’avais pas grandi en Belgique, j’ai fantasmé Bruxelles. Pour moi, c’était un peu la ville de l'indépendance également. C’était génial quand je suis arrivé à l’IAD. On avait plein de projets à réaliser. J’ai eu l’occasion de tourner deux courts métrages de fiction, option dans laquelle je me suis spécialisée.

 

C. : Pouvez-vous nous parler brièvement de vos premiers projets et de cette époque, même si ça date déjà d’il y a près d’une dizaine d’années ? On va progressivement retracer votre parcours jusqu’à aujourd’hui avant de parler de vos projets de demain.

S. C. J. : À l’époque, j’avais coréalisé mon film majeur avec Raphaël Baudet. Il s’agissait d’un exercice imposé à l’IAD. Ce film s'appelait Galia (2013). C’est l’histoire d’un frère schizophrène qui est persuadé que la fin du monde est proche et qui veut emmener sa sœur manger dans le restaurant de leur enfance. Déjà à l’époque j’avais l’envie de me diriger vers le cinéma de genre ou la satire sociale avec un ton de comédie. Mais c’est vrai que l’IAD est étiquetée cinéma social et il ne s’agissait pas d’une vraie fin du monde, mais plutôt d’une fin du monde fantasmée par le protagoniste.

 

C. : Et ensuite, il y a également un film intitulé Un parfum de citron (2014) ? Pouvez-vous nous en toucher quelques mots ?

S. C. J. : Un parfum de citron se passe au Liban. C’est l'histoire d'un couple dont la famille fait pression pour qu'ils aient un enfant. Le hic, c’est que le mec est stérile. Alors la protagoniste décide de se taper quelqu'un. On avait eu 6 jours de tournage à Bruxelles. Je m’étais également rendue au Liban pour faire des extérieurs en journée afin que l’histoire soit crédible.  J’avais tourné en arabe libanais. C’était quand même un challenge vu que je ne parle pas arabe même si je le comprends un peu.

 

C. : Votre prochain court métrage La Protagoniste (2021) a été couronné de succès un peu partout sur le globe en remportant des prix dans des dizaines de festivals. On y reviendra ensuite, mais que s’est-il passé entre 2014 et 2021 au niveau de la réalisation et de votre parcours dans le milieu du cinéma ?

S. C. J. : Un parfum du citron a tourné pendant près de deux ans jusqu’en 2016. Ensuite, j’ai travaillé pas mal en assistante au niveau de la mise en scène sur de grosses productions. J’ai également fait ce qu’on appelle des renforts dans le milieu, notamment sur des films de Dany Boon et d’autres. Quand on vit à Bruxelles, il y a quand même un vivier de coproductions internationales assez important. Et je suis également entrée à la RTBF en tant que réalisatrice au service marketing. Poste que j’ai occupé durant 7 ans et qui m’a permis d’obtenir un statut d’artiste pour me lancer dans mes projets personnels. Ça m’a permis de m’arrêter quelques mois pour écrire et réaliser mes courts métrages.  

 

C. : Comment le projet de La Protagoniste (2021) s’est mis en place ?

S. C. J. : Je faisais partie du collectif Elles font des films à ces débuts depuis 2017. On était forcément intéressée par les questions de féminisme et de genre. On milite depuis lors et j’ai également profité de cette période pour faire un master de spécialisation en Études de genre. La Protagoniste fait en fait partie d’une collection de quatre films sur les femmes et le cinéma que l’on a réalisée avec d’autres amies réalisatrices. L’angle d’approche de mon film était les femmes et la représentation dans le cinéma. Il s’agit de la collection Female Gaze.

 

C. : Je me souviens très bien de la projection de votre film La Protagoniste (2021) au Festival du Film Indépendant de Bruxelles. Pouvez-vous nous rappeler le pitch ?

S. C. J. : Il s’agit d’un film méta qui parle des représentations. On annonce à la protagoniste pendant la prise de vue qu’elle a écoulé le temps de parole alloué aux personnages féminins dans le film. Du coup, on la mute (ndlr : on la rend muette). Elle se retrouve avec un gros scotch collé sur la bouche. C’est là qu’on passe directement à la scène de cul gratuite. Elle décide de prendre ses cliques et ses claques et elle se barre du tournage. En sortant du studio, elle voit une grosse Cadillac garée devant la porte. Elle décide de piquer la voiture, mais elle réalise qu’il y a déjà deux femmes dedans. Ces femmes représentent celles qui ne sont pas représentées à l’écran dans le film. Il s’agit d’un véritable road movie sous forme de court métrage. Les protagonistes permettent de déconstruire quelques stéréotypes. Ensuite, on les voit débarquer dans la scène de la princesse et du prince charmant et il leur arrive d’autres péripéties. Le film a gagné des prix dans des festivals un peu partout à travers le monde. Il m’a permis de réaliser le suivant qui avait été refusé à l’époque. 

 

C. : J’ai toujours adoré ce type de films qui portent des messages forts de manière complètement surréaliste et détournée. Quel fut le bilan final de La Protagoniste (2021) et qu’est-ce qu’il vous a finalement apporté dans votre carrière de réalisatrice ?

S. C. J. : J’ai souvent présenté La Protagoniste comme un petit bonbon acidulé à l’humour grinçant. Il a remporté 34 prix en festival un peu partout à travers le monde. C’était un appel à projets via Alter Egal et on avait reçu un mini subside de 6000 euros pour réaliser ce film. J’ai dû réaliser un crowdfunding et le film a finalement été fait avec 10000 euros au total. Ce film a beaucoup tourné dans des festivals féministes et queers, mais également dans des festivals plus mainstream. Ce qu’il m’a surtout apporté, c’est de me permettre de réaliser le suivant. Les Yeux d’Olga (2023) était écrit avant La Protagoniste, mais il avait été refusé en commission à cause de l’histoire du tampon ensanglanté (ceux qui ont vu le film comprendront). Ils n'avaient pas avalé le truc apparemment. Mais j’ai ressorti mon film ensuite en étant accompagné de Jungle Films. Et donc j’ai eu plus de soutien pour celui-là puisque j’ai eu accès à un budget de près de 80000 à 90000 euros pour le réaliser.

 

C. : Pouvez-vous nous raconter le pitch de votre dernier court métrage présélectionné aux Magritte 2024 intitulé Les Yeux d’Olga?

S. C. J. : C'est l'histoire d'une vieille femme vampire qui veut tuer plus de gens. Sa fille lui dit que ça suffit qu’elle doit être placée en maison de retraite et qu’elle n’aura qu’à s’occuper de ceux qui sentent le sapin et qui sont prêts à mourir. Et du coup, cette vieille vampire va faire des petites concessions et arrangements pour être en accord avec sa conscience. Un peu comme les gens dans la vie qui doivent peser le pour ou le contre des choses. Quand on est écolo, on se demande si on va appeler un Uber car ce n’est pas en adéquation avec nos principes. Et ce vampire, elle se pose le même type de questions. Et puis, finalement, ça part en satire sociale caustique. C’était très chouette d’être présélectionnée au Magritte du meilleur court. C’est un film de genre et ce n’est pas souvent qu’un film de genre est pris au Magritte. Je suis très contente que Basile Vuillemin ait obtenu le Magritte cette année.

 

C. : Comment s’est constituée l’équipe pour Les Yeux d’Olga ?

S. C. J. : J’ai eu assez vite envie de travailler avec Viviane De Muynck. C'est une actrice formidable. Elle a les yeux très bleus et une voix assez particulière. Elle a apporté de la prestance au personnage principal. On a beaucoup travaillé ensemble, mais elle a également travaillé seule parce que c’est un challenge de composer une créature de vampire. Si on n'y croit pas, le film ne marche pas. Le casting était vraiment crucial et j’ai décidé de travailler avec des acteurs que je connaissais bien et avec qui j’avais déjà travaillé sur La Protagoniste, notamment Douglas Grauwels. Il y avait également Ji Su Jeong dans le rôle de l’infirmière, Simon André et Érika Sainte qui joue le rôle de la fille de Viviane. J’ai adoré travailler avec Nastasja Saerens en tant que chef op et Milosz Martyniak à la déco.

 

C. : Vous faites partie d’un collectif engagé et féministe et vos films comportent des messages puissants. Est-ce essentiel pour vous que le cinéma porte des revendications sociales ?

S. C. J. : Je pense que c'est plus fort que moi. Après je ne pense pas que je le conscientise forcément. Mais faire un film, c’est un acte politique aussi. C'est vrai que j'aime bien essayer d'y glisser plein de choses différentes. On a beaucoup jubilé sur le plateau avec ce vampire. C'était vraiment chouette.

 

C. : Votre film Les Yeux d’Olga est sélectionné parmi les courts métrages du BIFFF et donc ceux qui ne l’ont pas encore vu pourront le voir à Bruxelles au Palais 10. J’ai également vu que vous avez été sélectionnée pour la pitch box du BIF Market qui se tient en même temps que le festival au mois d’avril. Pouvez-vous nous toucher un mot sur ce projet de long métrage intitulé Vampire Blues?

S. C. J. : En effet, la prochaine étape, c’est la pitch box du BIF Market. J’ai eu envie de garder cet univers de vampire, mais de faire une variation sur le thème. Cette fois-ci, il s’agira d’une influenceuse de 25 ans qui est vampire et anorexique. Elle a du mal à manger les gens. On la force à aller en cure de jouvence avec d’autres vampires. Elle va rejoindre l’élite et côtoyer des vampires riches. Ce sera également une satire sociale.

 

C. : Comment fait-on pour participer à la pitch box du BIF Market?

S. C. J. : J'ai envoyé une page avec des concepts et on m’a sélectionnée sur cette base. À la suite de nos candidatures, on a été 10 à être sélectionnés. Nous avons eu une journée de formation au pitch avec Maxime Pistorio (1er prix du meilleur pitch au International Kortfilmfestival de Leuven en 2018 avec Green Fit (2021). La rencontre s’est déroulée lundi dernier dans les bureaux de la Sabam. C'était hyper intéressant. Il est prévu qu’on se revoit en one to one pour préparer le projet du pitch. On devra pitcher le projet devant des professionnels afin de gagner un prix ou du développement avec la RTBF.

 

C. : Vous me disiez que vous aviez également d’autres projets en préparation ?

S. C. J. : Effectivement, j’ai deux autres projets en cours. Un projet de long métrage en animation produit par Need Productions (Clara Sola (2022), Un bon garçon (2023), Les Dents du bonheur). Pour La colline du Thym, je m’inspire de l’histoire de mon père qui a vécu la guerre du Liban. Il s’agit d’un film assez politique. On compte déposer le projet en septembre à la Fédération. Je travaille également à l’écriture d’une série qui s’appelle Désordre, produite par Umédia et co-écrite avec Anne-Françoise Leleux. La série relate l’histoire de Myriam, une religieuse qui entraîne sa communauté endettée à vivre le paradis sur terre. J’essaie d’avoir plusieurs projets simultanément à différentes étapes d’écriture.

 

C. : C’est un challenge de longue haleine de se lancer dans un projet d’animation. Avez-vous déjà réalisé des projets d’animation ? Votre générique de fin dans Les Yeux d’Olga est d’ailleurs vraiment bien réalisé. Une idée du style d’animation que vous voulez pour ce film ?

S. C. J. : C’est quelque chose qui me passionne beaucoup. J’ai collaboré plusieurs fois avec une amie, Eve Deroeck, pour des petites parties animées sur mes génériques. Mais je compte collaborer avec des personnes issues du monde de l’animation. J’aimerais que ce soit de l’animation 2D.

 

C. : Pour conclure à propos de votre court métrage qui vient de remporter le prix du Love Mons International Film Festival, avez-vous eu des films de références qui vous ont inspirée ?

S. C. J. : Pour Les Yeux d'Olga, j’avais comme référence A Girl Walks Home Alone At Night (2015), d’Ana Lily Amirpour. C’est un film américano-iranien où une vampire se venge d’hommes qui s’approchent un peu trop près des femmes dans les rues de Téhéran. J’ai adoré ce film. J’aime beaucoup également Thelma et Louise (1991) ou encore Portrait de la jeune fille en feu (2019).

 

C. : La diversité dans le cinéma représente un combat important pour vous. Arrivez-vous à appliquer vos valeurs dans la constitution de vos équipes et sur vos plateaux ?

S. C. J. : Tout à fait, mais même en faisant gaffe et en essayant d’avoir une majorité de femmes dans mon équipe, ça arrive à du 50/50. Et puis, il y a la diversité de genre, mais également la diversité ethnique. Il faut faire attention aux représentations dans les films. On a également un projet qui s’appelle Le Générique avec Elles font des films. C’est un répertoire en ligne sur lequel on aimerait que toutes les personnes sans codes, autres que les hommes cisgenres, s’inscrivent. Le but est de voir la diversité des profils dans le cinéma. Souvent, on nous dit qu’on ne connaît pas de femmes preneuses de son par exemple. On aimerait donner de la visibilité à toutes ces personnes par cette action.

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