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Sepideh Farsi, réalisatrice de La Sirène

Publié le 04/03/2024 par Malko Douglas Tolley et Antoine Phillipart / Catégorie: Entrevue

Le premier film d’animation de la réalisatrice iranienne Sepideh Farsi, La Sirène, captivante fresque sur les affrontements entre l’Iran et l’Irak dans les années 1980, est actuellement diffusé dans les salles de cinéma en Belgique.
Doté d’une esthétique remarquable et d’une intrigue surprenante, ce film s'impose d'ores et déjà comme un incontournable, rejoignant des œuvres marquantes telles que Valse avec Bashir (2008) ou Flee (2021). L'équipe de Cinergie a rencontré la réalisatrice iranienne lors du festival Anima 2024.

Sepideh Farsi : Je m'appelle Sepideh Farsi. Je suis une femme iranienne basée à Paris depuis de nombreuses années. J'ai dû quitter l'Iran parce que j'avais des déboires politiques avec le régime. Je me suis retrouvée en prison à 16 ans et, ensuite, je n’avais plus le droit ni d’étudier ni de travailler. Mais j'avais déjà été inoculée par le virus du cinéma et je savais que je voulais en faire.

 

Cinergie : La Sirène est votre premier film d’animation, mais vous avez déjà réalisé de nombreux films avant ce projet. Aviez-vous déjà touché à ce médium auparavant ?

S. F. : La Sirène est mon premier long métrage d’animation, mais mon quinzième film au total. Certains sont des fictions et d’autres des documentaires, mais pour cette histoire-là, j’avais décidé qu’il fallait la réaliser en animation. C’était vraiment le meilleur procédé pour cette histoire.

 

C. : Il s’agit donc de votre premier film d’animation, mais également de votre premier film en coproduction avec la Belgique. Pourquoi avez-vous décidé que l’anime serait le bon médium pour ce projet ?

S. F. : Pour raconter une telle histoire et parler de ce conflit énorme qui a façonné le Moyen-Orient, je trouvais que l’animation était idéale, car il est très difficile de montrer un conflit de ce type en prise de vue réelle. L’animation met la bonne distance entre les images et le spectateur. Elle donne un filtre qui permet de tout montrer. Le film peut ainsi être vu même par les plus jeunes. J'ai fait beaucoup de projections avec les scolaires et les adolescents, parfois dès 12 ou 13 ans. Ils sont très touchés et cela leur permet de voir le film. Si ça avait été en format réel, certaines scènes n’auraient pas été envisageables. Et puis, il me fallait beaucoup de matériaux pour reconstituer cette histoire et ça aurait été quasi impossible de reconstituer les décors de la ville et l’action comme les explosions en studio. Et si on ajoute à cela le fait que je ne peux pas retourner en Iran, l’animation était la solution.

 

C. : Un cinéma libre et engagé est-il possible quand on vit en Iran ?

S. F.  : J'ai pratiquement fait un tour du monde depuis 3 mois et demi afin de présenter mon film. À chaque festival, j’ai vu un autre film iranien de quelqu'un de l'intérieur du pays en sélection. La personne était soit exilée soit en prison. À Thessalonique, c'était la sœur du réalisateur emprisonné qui est venue présenter son film. À Berlin, c'était l'actrice du film parce que le couple de réalisateurs était coincé en Iran. Il y a des écoles publiques et privées de cinéma en Iran. En ce qui me concerne, j’ai essayé d’en réaliser en Iran de 1997 à 2009. Je suis retournée en Iran à de multiples reprises pour réalise des films. J’ai réalisé avec et sans l’autorisation du régime. À chaque fois, mes films ont été censurés. Je me suis retrouvée coincée deux fois là-bas. Vu les élections, je n’aurais pas pu rester silencieuse si je m’étais rendue en Iran. Je me serais fait prendre par le régime, comme certains de mes confrères et consœurs en Iran. Faire du cinéma en Iran est possible, mais le prix à payer peut être très lourd pour les réalisateurs. À une époque, ce n’était pas possible de réaliser des films en cachette. De nos jours, avec les technologies modernes, c’est déjà plus possible et ça se fait.

 

C. : La Sirène relate les faits qui se sont déroulés durant l’attaque de l’Iraq de Saddam Hussein dans la ville portuaire d’Abadan en 1980 peu après la prise de pouvoir de l’Ayatollah Khomeini à la suite de la révolution. Le personnage d’Omid, le héros du film, a 14 ans lors de l’attaque. Vous aviez 15 ans lorsque les faits se sont produits. Pouvez-vous nous raconter votre film et vos motivations à raconter cette histoire ?

S. F. : L’histoire se déroule en septembre 1980, un an et demi après la révolution de 1979 dans une ville du sud de l’Iran du nom d’Abadan. Il s’agit d’un grand port pétrolier convoité pour ses ressources. Un gamin de 14 ans qui s’appelle Omid voit la guerre lui tomber dessus alors qu’il joue une partie de foot. Omid signifie espoir en persan. Il y a donc ces jeunes qui jouent au foot dans la rue et la guerre leur tombe dessus comme elle nous est tombée dessus à l’époque. Comme ça, du ciel, sans prévenir. Et ensuite tout change à jamais. L'histoire relate ce qu’Omid va faire pour résister, à sa manière, sans prendre les armes. Beaucoup de civils l’ont fait à l’époque. La ville avait été assiégée durant près de 8 mois par les Irakiens. Beaucoup de civils étaient restés sur place pour résister.

 

C. : Omid résiste de manière originale et dévoile plusieurs facettes de la société iranienne à travers ses expériences et ses souvenirs. Les faits exposés dans le récit sont-ils authentiques ?

S. F. : Il s’agit bien entendu d’un film d’animation de fiction. Mais j’y montre vraiment la complexité et la diversité de la société iranienne. Notamment en montrant la présence de la communauté arménienne ou encore la présence d’un photographe grec, George. Ce personnage existe vraiment. J’ai montré toute la complexité des gens de gauche de la société à travers plusieurs protagonistes. Il s’agit de personnes différentes qui ne sont habituellement pas dépeintes par le régime, et qui résistent, chacune à sa façon. La chanteuse est inspirée d'un personnage réel qui a dû fuir le pays. Elle y est revenue pour y mourir plus tard dans sa vie. La chanson qu’on entend dans le film, c’est vraiment sa chanson. Moustapha, le militaire à barbe, est un personnage qui a également vraiment existé. Il s’est battu pour l’Iran. Il s’agit d’un caïd qui s'est transformé en bon soldat pour se battre contre l'ennemi. C’est intéressant de mélanger des éléments historiques réels et des éléments de fiction.

 

C. : En quoi l’Iran dépeint dans votre film est-il différent que celui mis en lumière par le régime iranien ?

S. F. : L'image qu'on reçoit par le régime iranien sur ce conflit depuis des décennies, via les films officiels et les films de propagande, est essentiellement centrée sur la guerre. Ils montrent une espèce d'Iran unidirectionnel en noir et blanc. On y voit uniquement des gens prorégimes qui se sont battus pour protéger le pays. C’est comme si tout le reste n’avait jamais existé. Qu’il ne s’agissait que de malfrats. Mon intention était de montrer l’humanité. De mettre en lumière les gens qu’ils soient forts, faibles, drôles ou tristes. Je voulais montrer la diversité de la société iranienne. J’ai voulu réaliser un film iconoclaste et subversif qui soit à la fois marrant et triste.

 

C. : Comment avez-vous reproduit cette ambiance d’époque de manière aussi authentique ?

S. F.  : J’ai fait beaucoup de recherches. J’ai gavé toute l'équipe de documents historiques afin que tout soit précis et authentique. Que ce soit en termes de modèles de voiture, d'armes, de nourriture, de vêtements, de couvertures des magazines, de slogans dans les rues, de devantures de magasin, j’ai tout cherché et j’ai énormément collaboré avec les équipes d’animation. Un de mes souhaits était de montrer ce qui émanait de mes propres souvenirs puisque j’avais à peu près l’âge d’Omid, le héros du film, quand les faits se sont produits. Mais cela reste une œuvre de fiction bien entendu.

 

C. : La mémoire de ces 8 années de conflit avec l’Iraq de Saddam Hussein est-elle encore très vivante au sein de la population iranienne de nos jours ?

S. F.  : Il y a plusieurs générations d'Iraniens qui furent touchées par cette guerre. Il y a eu des bébés et des jeunes qui ont grandi durant le conflit et ils en gardent des séquelles. Mais ce sont surtout des gens ayant vécu dans les régions touchées par la guerre qui gardent des phobies de nos jours. Saddam a utilisé ses armes chimiques durant ce conflit. S’il n’en avait plus quand il a été attaqué par les Américains, il en avait encore à cette époque. Il les a utilisées contre la population iranienne. Beaucoup de gens et de soldats ont été gazés. Beaucoup de Kurdes sont morts. Et puis, il y a eu des massacres abominables aux abords de la frontière. Mais même au-delà, cela a touché des civils en Iran jusque Téhéran parfois. J’avais plein de cousins qui étaient jeunes à l'époque. Chaque jour ils entendaient le sifflement de la sirène qui annonce l'alerte rouge. Après le bruit de la sirène, on entend un sifflement très aigu et ensuite une explosion quelque part. Tout le monde doit se rendre dans les bunkers. C’est terrible le bruit de la sirène. Ça ne traumatise pas que les adultes, mais également les enfants. Et les enfants de l’époque sont devenus des adultes aujourd’hui. Et durant 8 années de guerre, les Iraniens ont été marqués physiquement et psychiquement. Mais cela fait quand même une trentaine d’années et le peuple est désormais passé à autre chose. Mais le régime utilise encore beaucoup ces faits comme fonds de commerce pour répandre sa propagande.

 

C. : Pour reparler de votre film, le militaire à la barbe est probablement le personnage le plus humaniste du film. Quel message vouliez-vous véhiculer à travers lui ?

S. F.  : C’était très important pour moi que ce personnage soit un militaire. Un officier antiguerre qui ne veut pas que les gens se battent, surtout pas les jeunes. C’est un message fort que je voulais faire passer. D’autant plus que c'est une guerre qui a fortement décimé les jeunes. Le lavage de cerveau du régime iranien a fait que des jeunes de 12 ou 13 ans prenaient les armes. Et là, on montre un adulte et militaire qui est contre la guerre. Ce personnage de caïd devenu militaire a vraiment existé. Il y a des vidéos de lui. Il est mort il y a une dizaine d’années. Il avait laissé pousser sa barbe en honneur à Fidel Castro. On s’est beaucoup inspiré de ce personnage réel. Je voulais montrer toute la complexité humaine à travers lui.

 

C. : Comment avez-vous procédé au niveau de l’animation pour votre première dans ce format ?

S. F. : Le point de départ est une rencontre avec le graphiste Zaven Najjar. J’ai vu son court métrage Un obus partout (2015) qui parlait de la guerre du Liban et j'ai eu envie de collaborer pour ce film d’animation. On a construit cet univers en étant très imprégné par son style visuel. Comme il s’agissait d’une ville assiégée, j’ai eu l’envie de réduire la palette chromatique. Il a trouvé que c’était une bonne idée et on est parti de là. Ensuite, il y a tout un travail sur les calques et la lumière que Zaven a développé. Au niveau du compositing, on a beaucoup travaillé sur les poussières, les couches, la fumée. Le fait de ternir les couleurs et de mettre des calques pour avoir un effet un peu délavé. On a énormément travaillé sur les profondeurs également. Je ne voulais pas d’effet de flou, il n’y a pas de profondeur de champ durant l’entièreté du film. J’ai également voulu des motifs qui rappellent le Moyen-Orient et l’Iran. Je voulais qu’on sente la matière et les particules comme on le sent quand on vit en Iran. Le découpage du film vient de mon expérience de réalisatrice de films live et du fait que c’est mon premier film d’animation.

 

C. : En quoi votre expérience de réalisatrice live vous a-t-elle amenée à découper ce film différemment ? Comment avez-vous obtenu un rendu aussi authentique et réaliste ?

S. F. : C’est surtout dans la narration à mon avis. J'ai voulu une narration très ample. Le film fait presque 1900 plans. C'est très long et très découpé pour un film d'animation. Tout le monde était effrayé par le fait que j’avais intégré des dizaines de personnages pour mon premier film. Je n’avais pas d’expérience et donc je ne savais pas, mais je l’ai quand même fait. Ce fut costaud, mais on s’en est sorti. Il y a également les voix qui furent très importantes, bien entendu.

 

C. : Le film est tourné en Persan si je ne me trompe ? Y a-t-il également une version française ?

S. F. : Il existe une version française, mais je préfère largement la version en Persan. Le scénario était déjà écrit et j’ai voulu qu’on fasse les voix définitives directement avec les comédiens. Je voulais que ce soit authentique. C’était également une question politique en ce qui me concerne. Pour la version persane, je voulais des comédiens qui ont vécu en Iran. Ça a donné beaucoup de véracité au récit.

 

C. : Après sa diffusion à Anima, le film est sorti en salles en Belgique ? Qu’en est-il de la distribution du film ? Le monde du cinéma est-il réceptif aux films d’animation pour adultes ?

S. F. : Le film est déjà sorti au cinéma et en DVD en France. Il a déjà fait une soixantaine de festivals et il continue de voyager. Il sera également diffusé sur des plateformes de streaming. Il a même été montré aux États-Unis. Pour l’instant, pas encore de version DVD pour la Belgique puisqu’il est actuellement en salles de cinéma, mais ça va venir ensuite. Le film a été diffusé à Anima et dans d’autres festivals d’animation. Le cinéma d’animation est de moins en moins considéré comme étant pour les enfants uniquement. Aux USA, ça reste malgré tout encore un peu compliqué de parler de cinéma d’animation pour adultes. Et, effectivement, ça reste plus difficile de distribuer un film d’animation pour adulte qu’un film familial. Mais comme nous l’avons constaté, les jeunes adolescents aiment beaucoup le film également.

 

C. : S’agit-il d’une expérience unique pour vous ou ce projet vous a donné l’envie de poursuivre avec d’autres aventures animées ? Et pour conclure, avez-vous des conseils à donner à des cinéastes désireux de réaliser un long métrage d'animation? Combien de temps avez-vous travaillé sur La Sirène et quel est son budget ?

S. F. : J'ai déjà un autre projet d'animation basée sur ma vie. Ce sera donc un récit autobiographique qui s’appellera probablement Mémoire d'une jeune fille pas rangée. Je suis en train de l’écrire. Il y aura a priori un roman graphique et un film. Je n’ai pas de conseils à donner aux autres réalisateurs si ce n’est de ne pas écouter ce qu’on vous dit, surtout lorsque l’on vous dit que c’est impossible, et de faire ce que vous voulez. C’est vrai que c’est très dur de passer à l’animation et ça demande du temps. À un moment, je me suis dit que je n’en referais plus. Mais, ensuite, une fois tout ça derrière, l'envie d’en refaire est bien là. Ça m’a pris plus de 8 ans et nous avons utilisé un budget qui tourne autour des 6 millions et demi d’euros.

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