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Un nouveau départ pour l’animation en Belgique? Rencontre avec Nadia Micault et Hannah Letaïf, représentes de l’A.B.R.A.C.A.

Publié le 13/03/2024 par Kevin Giraud et Vinnie Ky-Maka / Catégorie: Entrevue

A.B.R.A.C.A., késako? Fondée en 2022, cette association professionnelle réunit pour la première fois un secteur important du septième art belge, celui de l’animation, jusqu’ici en manque de représentation. Avec Nadia Micault et Hannah Letaïf, réalisatrices et membres du conseil d’administration de cette structure déjà fortement plébiscitée, nous abordons les défis qui sont ceux de ce médium toujours plus à la mode, mais où tendance ne rime pas encore, loin de là, avec abondance

Cinergie : Pour commencer, que signifie A.B.R.A.C.A.?

Nadia Micault : L’A.B.R.A.C.A., c’est l’Association Belge Regroupant les Auteur·ices et Créateur·ices d’Animation. Nous représentons les réalisateur·ices, les scénaristes, les technicien·nes du spectacle et aussi les créateur·ices graphiques. Il faut savoir qu’avant nous, il n’y avait pas de représentation des professionnels du cinéma d’animation en Belgique. Et sans représentation, pas de lobbying qui est fait. Nous sommes les grands oubliés du cinéma et de la culture en général, un peu le parent pauvre du cinéma. Une situation qui n’était pas acceptable pour moi. J’ai donc contacté plein de gens, rencontré des personnes formidables qui partageaient mon opinion, et nous avons créé cette association. Cela fait un an que l’A.B.R.A.C.A. existe, et nous comptons déjà plus de 130 membres, avec des actions et des rencontres organisées non seulement pour des opportunités professionnelles, mais aussi pour mettre en commun un discours de revendication. Ce que nous voulons, c’est renforcer la communication au sein du secteur et la compréhension des rouages de l’animation, afin de renforcer la justice socio-économique pour l’ensemble des professionnels du cinéma d’animation.

Hannah Letaïf : En effet, on a assisté à une précarité grandissante dans notre domaine depuis quelques années, due à la fois à une mode de l’animation aujourd’hui, mais aussi à une méconnaissance du temps de production que requiert un film d’animation et de l’animation en général. Depuis un an, nous agissons également au niveau politique, et il y a des changements, mais il faut constamment qu’on impose notre parole pour pouvoir conscientiser, à la fois au sein de notre milieu que du monde politique. Le cinéma d’animation a des besoins spécifiques. Le drame, c’est que la Belgique possède de nombreux talents, mais la situation actuelle fait que ceux-ci finissent par partir en France, ou par travailler sur des projets étrangers.

 

C. : Qui est responsable de cette situation, selon vous?

H. L. : Ce que je crois, c’est que c’est un choix politique qui remonte assez loin, à savoir au succès de C’est arrivé près de chez vous. Un film réalisé avec un tout petit budget, et cela a déterminé une politique de soutien qui consiste à financer plus de projets avec moins d’argent. Mais en animation, on ne peut pas faire de “production légère” [soutien créé par le Centre du Cinéma en 2017, NDLR] avec 300.000€. Si l’on prend en compte mon dernier film, qui est un court métrage de moins de 20 minutes, il aurait dû coûter 300.000€. Comment peut-on faire un long métrage d’animation en production légère? Avec ce montant et dans notre profession, cela ne fonctionne pas du tout. Et après, on nous dit que c’est regrettable d’avoir si peu d’auteurs qui se lancent dans des longs métrages d’animation en Belgique. Peut-être qu’il y a une raison à cela..?

N. M. : On le voit en parlant avec les écoles. Il y a quand même des talents belges qui sortent des écoles belges, qui ne trouvent pas de travail et qui partent… en France. Où là, ils développent leurs talents, et ne reviennent pas. Et c’est malheureusement un constat général, ce n’est pas juste nous qui exprimons nos plaintes. Il y a une vraie injustice culturelle, mais on s’active pour changer les choses. Prochainement, nous organisons les États Généraux de l’animation. Un événement pour réunir studios, productions, auteur·ices, technicien·nes, écoles et que chacun puisse exprimer ce qu’il a sur le cœur. Cela nous permet aussi de découvrir les différentes manières de travailler, et parfois de découvrir certaines pratiques, qui peuvent être remises en question.

 

C. : Le système de production est donc grippé?

N. M. : Mon sentiment, c’est qu’en Belgique, les productions font ce qu’elles peuvent. Il n’y a pas ou peu de productions spécialisées en animation, souvent les productions en Belgique font aussi du documentaire ou du film. Les gens qui se sont mis à faire de l’animation sont des gens qui aiment ça, mais ont-ils une formation pour le faire? Pas vraiment. Et donc, ça les conduit à apprendre l’animation à la dure. Cela ne veut pas dire qu’on est face à des gens mal intentionnés, mais lorsqu’il y a des erreurs, cela reste quand même douloureux pour les auteurs et les autrices, et ce sont souvent eux qui finissent par travailler des années gratuitement. Il y a tout de même de très bon·nes producteur·ices d’animation en Belgique, mais on est régulièrement confrontés à des gens qui font des erreurs de débutant, et cela fragilise le projet.

H. L. : Cela est aussi couplé à une prédation des jeunes auteur·ices, parce qu’ils ont une méconnaissance de leurs droits. Et donc iels acceptent tout parce qu’ils ont peur de demander, mais ils n’ont pas forcément conscience des droits qu’iels ont, de ce que représente leur travail et de ce qu’il peut rapporter en fait. Notre devoir à nous, mais ça devrait être le devoir de tout le monde en fait, c’est de protéger ces jeunes auteur·ices pour ne pas qu’iels tombent à peine après être sorti·es de l’école.

 

C. : Cela fait énormément de combats…

H. L. : En effet, mais c’est une nécessité. Tout ce dont on parle est essentiel, même si on croule sous le travail.

N. M. : Il se passe beaucoup de choses. L’association avait déjà des ambitions à sa création, des chantiers, auxquels se sont ajouté le boom de l’intelligence artificielle, le Centre du cinéma qui veut donner moins d’argent… et le fait que l’association va devenir une fédération en 2024. Cela prouve qu’il y avait vraiment un besoin. C’est un secteur énorme en Belgique. Actuellement, on est essentiellement sur la francophonie, mais notre site est déjà en trois langues, et le nombre de membres à venir est amené à augmenter. On essaie d’équilibrer cela dit, on n’est pas là que pour taper du poing sur la table.

 

C. : Que peut-on vous souhaiter pour le futur?

N. M. : De meilleures conditions pour tout le secteur, mais aussi plus de soutien aux créations originales. En France, le CNC produit chaque année un petit pamphlet avec des chiffres, et si 80% des productions sont des adaptations, les 20% de créations originales ramènent plus d’argent que le reste parce que ce sont des projets conçus pour l’animation, pour la série. C’est là que se trouve la richesse, et cela permet aussi d’instaurer un certain soft power. En Belgique, on peut rayonner culturellement autrement que par les frites, la bière et le chocolat. Il y a des auteur·ices très intéressant·es qui racontent de vraies histoires profondes en Belgique francophone, et l’union fait la force. Si chacun·e arrive à utiliser sa présence, sa crédibilité et son pouvoir pour supporter les copains, on est beaucoup plus forts, et on pourra y arriver.

H. L. : De façon concrète, nous agissons et nous allons continuer à agir au niveau politique pour essayer de les sensibiliser, et sensibiliser le monde qui nous entoure sur ces défis. Et c’est aussi le rôle de l’A.B.R.A.C.A. : se faire entendre, et les forcer à nous écouter.

 

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